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RATéS VOLONTAIRES ET RéUSSITES DE LA SF EN TANT QU’ANALYSE DE LA VILLE QUI VIENT

LA SF QUE L'ON VOUDRAIT


La SF que l'on voudrait

Les mutations politiques, territoriales, industrielles et économiques sont bien moins le fruit d’un complot que d’inconsciences additionnées. Elles ne résultent pas moins d’un désir d’action ou de la recherche du bonheur que de décideurs agis par des storytellings éco-industriels. Elles ne créent pas d’écosystèmes mais font perdurer le système.

Valerio Evangelisti nous donne une piste quand il prend en exemple l’inquiétante genèse des programmes économiques mondiaux mis en application par des gouvernements en partie inconscients : « un professeur alcoolique, dans une petite université provinciale américaine… Celui-ci, en plein délire éthylique, élabore une théorie fondée sur rien, mais en affinité totale avec ce qu’exige, à ce moment-là, la politique de son gouvernement… La théorie se mêle à l’idéologie, le composé se métamorphose en politique, la politique se mue en pouvoir, le pouvoir se fait puissance. À ce stade, le chômeur sait qui remercier. Ou plutôt il ne le sait pas. Nul ne le sait ».

Et V. Evangelisti d’ajouter que cela, la « grande littérature » se plaît à l’ignorer, quand celle des « étages inférieurs », la SF en particulier (pas toute certes), en a fait son objet de prédilection.

Voilà peut-être une raison suffisante de faire encore de l’art, à l’heure du bruit constant des récits marketing qui font et défont nos vies et que nous avons explorés dans les pages précédentes. Une science-fiction qui dévoile donc des mécanismes de plus ou moins grande échelle, des systèmes de domination, qui les poussent au paroxysme pour en envisager les possibles effets tragiques.

Selon lui, l’ère de l’hallucination a déjà commencé. Des fake news aux stories à tous les étages de nos existences, tout concourt à nous rendre incapables de distinguer le vrai du faux et de construire un « Nous » solidaire qui ne nous soit pas dicté ou instillé.

La science-fiction que l’on voudrait est donc un récit opérant à l’image du cyberpunk de William Gibson ou Bruce Sterling, qui ont construit l’imaginaire dans lequel le monde des hackers s’est projeté.

Pour V. Evangelisti encore, c’est la réussite de ce courant qui a signé sa disparition. Ayant pris corps dans la société comme dans l’action politique et contestataire, sa forme littéraire est devenue superflue. La saturation de l’information, l’omniprésence du marketing, le fait que la communication capitalistique vise directement notre inconscient.

Finalement, le fantastique et la SF seraient des outils efficaces pour reprendre la main sur ce combat des imaginaires.

Depuis longtemps déjà, nous avons reconnu dans un personnage de SF le modèle d’architecte auquel nous pourrions adhérer : David Vincent, le héros de la série télévisée « Les Envahisseurs », créée en 1967 par Larry Cohen et diffusée en France à partir de 1969. Cet architecte qui « au cours d'une nuit d'errance, sur une route de campagne solitaire, alors qu'il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva [assiste à] l'atterrissage d'un engin en provenance d'une autre galaxie. À présent, David Vincent sait que les envahisseurs sont là, qu'ils ont pris forme humaine. Il doit trouver comment convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé. » C'est par ces mots que la voix off sortait du téléviseur pour annoncer ce qui allait suivre.

Outre l'entrée de l'architecte comme héros positif dans la culture pop et le média de masse, cette série reconfigure, un peu malgré elle, le modèle de l’architecte à la fois artiste, technicien, bourgeois, par le biais de l'épopée qu'elle lui fait traverser. Les figures invoquées dans les quelques lignes d’introduction sont déjà nombreuses : du héros épique au prédicateur en passant par l'illuminé. Mais au-delà, elles replacent l'architecte dans un rôle d'arpenteur (à la recherche d'un raccourci, etc.) et, plus particulièrement, de celui qui, sortant de la route, découvre un univers, une autre dimension.

L'architecte est ici témoin, vigie, observateur du changement radical. Passons brièvement sur le fait que le signe permettant de distinguer ces ennemis à visage humain est une raideur singulière de l’auriculaire qui n'est pas sans rappeler les tics de la bonne société. David Vincent lutte contre les envahisseurs, certes, mais aussi contre l'institution, l’État, les pouvoirs incrédules ou volontairement aveugles, qui finissent même par lui offrir un classement dans leurs fichiers de renseignement (ceux du NORAD en l’occurrence – North American Aerospace Defense Command), faisant de lui un recherché, un trouble à l'ordre normal des choses.

Mais plus intéressant, et c'est sans doute là la part la plus involontaire du scénario, car la profession du personnage fut sans doute choisie pour lui offrir des raisons de se déplacer à travers tout le pays au volant de sa voiture, l'architecte est placé dans une situation d'arpentage, d'observation et d'interaction avec des territoires et des réalités sociales invisibles ou tues. L’Amérique que David Vincent traverse et nous fait découvrir est un pays en friche, une succession d'usines désaffectées et de terrains vagues peuplés par une société en crise, des personnages relégués, déclassés ou en perte de repères.

Sa quête l'oblige à découvrir et à inventer à l'écran l'envers de la ville et de la société américaine. Avançant, parcourant, rencontrant, il détruit ; détruit l'« American Dream » et révèle les poches explosives qui finiront bien par dynamiter l' « american way of life », à moins qu'elles ne finissent par l'envahir et devenir le territoire dans son entier, comme Detroit aujourd'hui liquidée se répandant en flaques sombres sur le continent en crise. David Vincent ne construit pas, ce n'est pas essentiel. Il n'est pas l'architecte cuisinier des recettes du bonheur de l'humanité, pas plus qu'un maniériste posant des objets esthétiques aux quatre coins d'un empire dont il serait l'instrument.

Il est inventeur au sens de celui qui découvre une grotte, qui tente d'en témoigner et d'y intervenir. Ces espaces sont autant des fronts que des maquis depuis lesquels il lutte contre un Goliath militaire, policier et administratif, atteint de cécité volontaire. De la base, il fronde, alerte et attaque, y renouvelant ses complicités, au risque du déclassement.

Cette science-fiction qui prend racine autant dans Nous autres, de l’auteur russe Evgueni Zamiatine, que dans Metropolis, de Fritz Lang, n’est pas une recette pour l’avenir, ni la projection d’un programme urbain et économique qui aurait notre faveur. C’est une arme de poing. Elle ne prétend pas inventer notre futur mais inquiéter leur présent ! Ou, pour reprendre les mots de l’auteur Sébastien Doubinski, elle est « une série de lettres piégées, conçue non pour blesser le lecteur ou la lectrice, mais pour causer un maximum de dommage à la réalité qui l’entoure. »

Contrairement au participationnisme dévoyé qui consiste à faire énoncer aux autres ce que l’on désire entendre, la science-fiction que l’on voudrait est pensée comme l’élaboration d’une distance critique face au projet qui s’élabore. Il ne s’agit pas, à l’instar des boîtes de communication recyclées dans l’exercice prospectiviste, d’imaginer le pire scénario possible.

Mais, par le scénario, de mettre à nu et en exergue les mécaniques qui structurent, malgré ou contre nous, les territoires que nous habitons. C’est donc avant tout, comme le dit Maurice Renard, une aventure de l’esprit, un prétexte à réfléchir plus qu’à prévoir.

Une SF par le bas aussi, partant des Zones que notre monde produit sans pensée. C’est aussi la volonté de produire ici des récits à l’échelle de territoires-monstres qu’ils ont bornés et dont l’ampleur empêche l’appréhension et par conséquent l’action. C’est aussi produire des récits larges, des géographies réelles, imaginaires et à venir, dans lesquels les dizaines de luttes locales, aujourd’hui pastillées sur l’immensité artificielle d’un territoire comme l’« Axe Seine », pourraient trouver place. Entamer un contre-récit, conscient, qui inquiète et ne console pas. Un imaginaire réaliste !

Sommaire du numéro 11
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