Jeudi 2 juin 2022. Dans un monde où règnent le chaos et la pensée logistique, une caravane motorisée composée d’un camion-cinéma, de minibus et autres bolides hurlants, décide de longer la Seine depuis Rouen pour rejoindre la première Zone Économique Spéciale de France…
Nous sommes sur le départ, excités et septiques à la fois : peut-on à faire barrage au mouvement et à la mobilité des flux ? Serons-nous capables de révéler la discontinuité de l’espace métropolitain abritant des Zones industrielles, de loisir, d’activités logistiques, Zones franches ou encore une Zone Économique Spéciale ? Est-il seulement possible de rouler à contre-courant de cette intensification croissante des flux et des violences sociales qu’elle exerce ?
18H30, le soleil est encore haut. Les Doctorants Sauvages arrivent sur le parking du 106, ancien hangar du port de Rouen réaménagé en salle de concert pour les musiques actuelles. Quelques mots sur le périple et c’est le départ de notre caravane. Les autoradios interconnectés de nos véhicules se mettent à beugler. Nous traversons le port de Rouen en compagnie de Mad Max, Jean-Pierre Levaray et Joy Division !
On s’arrête. Le ciné-truck Makhno-Van attend et hurle déjà des voix d’habitants de la Zone qui ignorent les dangers de l’industrie, une publicité pour le dentifrice phosphaté, de la musique indus encore produite en son temps par le label rouennais Sordide Sentimental. Au-dessus, en dessous, à côté, des tubulures métalliques : dérivations de l’oléoduc qui alimente Paris en hydrocarbure depuis le Havre et les raffineries le long du fleuve ? En face justement : le site de l'ex-raffinerie Pétroplus [qui devait aussi être le site d’implantation d’un centre logistique Amazon avant que le projet ne soit abandonné]. Puis départ pour l'intervention du chercheur Mathieu Quet sur la logistique.
Au cours du voyage, il s’interroge : existe-t-il des pans de la vie humaine qui ne soient pas encore soumis à la pensée du monde logistique ?
En définissant la logistique comme un « art du transport et de la circulation, qui consiste depuis d’antiques guerres à acheminer des vivres, des armes, des bêtes, des hommes, d’un point à un autre », il met en évidence l’origine guerrière de celle-ci, et la manière dont elle transforme le monde en « sociétés de flux »… Un royaume des flux qui, pour citer Mathieu Quet, a conduit à l'expansion des routes marchandes ; un « royaume de l’atomisation de la production, dans lequel le travail s’émiette et les travailleurs s’épuisent à mettre en mouvement des marchandises » - quand ils n’en deviennent pas une eux-mêmes. Car la « science logistique » s’applique aujourd’hui, non seulement au monde des objets et de la production, mais également à des sujets – comme les travailleurs détachés, désormais déplacés au même titre que la marchandise et avec qui Echelle Inconnue travaille depuis de nombreuses années.
La voix de Mathieu résonne dans les haut-parleurs des véhicules. Le signal est régulièrement entrecoupé par des interférences. Aux fenêtres des minibus, le paysage défile : usines chimiques, stockage de déchets en attente d’embarquement pour la Chine ou ailleurs, silos à grain. La traversée du port est une traversée de marchandises économiquement inertes puisqu’elles ne sont pas la valeur du mouvement.
Nous poursuivons le road-trip, la conférence mobile le long de la Seine pour interroger les devenirs de l’homme-marchandise au royaume des flux.
On fait halte autour d’un repas au restaurant-routier La Petite Fringale, au cœur des usines de Port-Jérôme-Sur-Seine !
Sur le parking, le Makhno-Van diffuse un extrait de film. Joël, ouvrier nomade du nucléaire rencontré à Flamanville, dans le Cotentin, apparaît sur l'écran. Plusieurs routiers qui s’apprêtaient à dormir, sortent de leur camion pour se joindre à nous. Premiers artisans du flux, les quelques routiers présents nous livrent leur analyse : invisibiliation, conditions de travail, gestion logistique des ouvriers, libre-échange, etc. Ils se reconnaissent dans cet ouvrier mobile qui n’est jamais chez lui. Ils reconnaissent leurs enfants dans le portrait qu’il dresse de son fils : un enfant dont le papa n’est jamais là. Avant de filer, ils nous disent : « On a lu « Echelle Inconnue » sur vos combinaisons. Alors on est allés voir sur Internet et on s’est dit : « encore des artistes ». Mais en fait, ce que vous faites, c’est donner la parole à des gars comme nous. C’est bien ! »
On repart, regonflés pour une année au moins !
Puis direction la première Zone Économique Spéciale de France où Stany Cambot et Pedro Tavares Groke reviennent sur les raisons d’être stratégiques de la ZES de Port-Jérôme, ainsi que sur l'histoire de l'évolution du logement ouvrier dans la commune. Avec Mathieu Quet, ils tombent d’accord : la ZES est avant tout un signal envoyé aux investisseurs, une manière de leur dire que la porte est ouverte, « le territoire est à vous, faites ce que vous voulez ! On vous suivra ! » Car les ZES constituent un réseau de terrains dans le jeu mondial du capitalisme.
Terrains sur lesquels on tord allègrement les bras des avancées sociales et des droits des travailleurs.
Enfin, après quelques kilomètres supplémentaires, sur notre roof-top bar flamboyant, au dessus de la Zone Industrielle qu'est Port-Jérôme-Sur-Seine, les cocktails Lubrizol ont brûlé sur des notes de musique industrielle...