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RATéS VOLONTAIRES ET RéUSSITES DE LA SF EN TANT QU’ANALYSE DE LA VILLE QUI VIENT

CE QUE LA SF NOUS FAIT VOIR DE LA VILLE


Ce que la SF nous fait voir de la ville

Selon Pierre-Jacques Olagnier, « peu de films de science-fiction sont de véritables films « urbains », y compris parmi ceux qui s’inscrivent dans la perspective de la fiction spéculative. Celle-ci est en effet davantage centrée sur cinq grandes thématiques : la course à l’armement nucléaire, le règne d’une science sans conscience, l’industrialisation à outrance, la fascisation des sociétés ou la recrudescence de la violence.
Celles-ci sont ainsi considérées, par la production, par les scénaristes et/ou par le réalisateur d’un film, comme plus déterminantes pour accentuer et souligner les maux des sociétés contemporaines de la réalisation des films de science-fiction que les problématiques urbaines »1 Cependant, même à titre de décor, la science-fiction parle de ville : on peut y lire l’environnement produit par un dispositif politique et social possible. De même, les « monstres » de science-fiction (ceux dignes d’être mon(s)trés) peuvent souvent, par analogie, être utiles à la description de phénomènes urbains.
Les villes de SF nous renseignent aussi sur nos rêves déçus et un futur qui ne vient décidément pas. Enfin, elles parviennent parfois à rendre palpable l’indicible de nos villes ou l’irreprésentable par les outils conventionnels de la « projetation » architecturale, sociale ou urbaine.
Elles tirent alors la sonnette d’alarme de nos cités-trains qui parviennent malheureusement rarement à éviter l’accident. Mais elles arment les survivants.

Le Blob, de Chuck Russel, 1958. La SF comme métaphore urbaine

La science-fiction peut aisément faire métaphore de la ville et de son histoire. Ainsi pourrait-on lire dans les réformes territoriales de ces dernières décennies quelque chose du Blob : cette gelée extra-terrestre informe, prête à tout avaler, personnage principal du film éponyme d’horreur de 1958. Et qui a plus récemment donné son nom à un organisme unicellulaire et glouton (quant à lui bien réel) qui attise la curiosité scientifique. Cet organisme possède des milliers de répliques de son noyau, ce qui lui permet de se fragmenter et de fusionner à l’envie.

Coupez un blob, vous en obtenez deux. Rassemblez trois blobs, vous n’en avez plus qu’un ! Ainsi, les lois de décentralisation de l’État-Blob semblent aboutir à la multiplication de micro Cité-États qui, dans la vallée de la Seine, désirent ardemment re-fusionner en un immense Axe-Seine-Blob ou HAROPA-Blob si celui-ci digère le premier (mais ne compliquons pas).

Bref ! C’est finalement peut-être à quelque chose de l’ordre de l’État comme Blob, unicellulaire et coriace, qui veut et peut se diviser et se ressouder à l’envie, à laquelle nous assistons aujourd’hui, avec la relative indifférence qu’on réserve aux champignons et autres moisissures.

Blade Runner, de Ridley Scott, 1982. La ville qui ne vient pas

C’est parfois en tapant à côté que la SF éclaire nos urbanités. Ainsi, Blade Runner, adapté du roman de Phillip Kdick, rate sans doute un peu volontairement sa cible. Et la ville de Los Angeles en 2019 dépeinte dans le film, est bien loin de ce qu’elle est aujourd’hui et deviendra sans doute. La mégapole envahie de signaux visuels, parcourue de mille moyens de transports aériens et peuplée de réplicants – esclaves humanoïdes ayant atteint la sacro-sainte conscience – n’a pas eu lieu.

Les robots et automates qui devaient nous libérer du travail n’ont fait qu’éjecter de leur poste les hommes que la révolution industrielle avait transformés en ouvriers. Et là où la plus value de remplacement ne s’avère pas suffisante, on voit réapparaître un sous prolétariat uberisé et, pour le moment, essentiellement racisé ; quand il ne s’agit pas tout simplement de travailleurs forcés comme sur les chantiers urbains russes, qataris et, dans une moindre mesure, européens. Ou dans l’industrie offshore de la pêche, des plateformes, ou des Zones Économiques Spéciales.

Les voitures individuelles ne volent toujours pas et leur adaptation aux législations sensées sauver la planète sont en passe d’en refaire des produits de luxe. Ainsi, la métro – ou mégalopole – contemporaine, malgré quelques promesses de la start-up nation, demeure horizontale ; et son ciel, moins zébré d’hommes volants que de drones le surveillant. La saturation de signes visuels recule quelque peu et la publicité envahissante n’a pas atteint la dimension que le film prophétise puisqu’elle a trouvé dans nos écrans de poches un chemin plus commode vers nos cerveaux.

Mais surtout, la ville de Blade Runner, support et espace publicitaire géant, est remplacée par bien pire et plus inquiétant : car la métropole contemporaine EST le produit. Ou plutôt, un ensemble de produits : centres urbains décarbonés, « re-naturés » et vélo-friendly, centres commerciaux à ciel ouvert et à la scénographie patrimoniale et historique, mais aussi zones connexes industrielles, logistiques, etc.

Les métropoles se vendent ainsi tour à tour, en fonction des « clients » ciblés, comme « un espace bien être » détaché des marasmes écologiques, un espace de coworking géant, un écosystème tertiaire, ou encore un nœud de réseaux logistiques ou écosystème industriel. Nous voici rendus au temps de la ville à personnalités multiples : la ville attractive, tendance schizophrène exprimée en Zones, « à faibles émissions », « industrielle », « naturelle », etc.

Dark city, d’Alex Proyas, 1998

Le rêve néolibéral d’un monde instable

L’esthétique néo-noire et parfois steampunk de ce film ne trouble en rien l’actualité de son propos. Chaque nuit, la ville se transforme ; les immeubles gagnent ou perdent des étages ; les appartements des chambres et les rues changent de direction. Chaque matin, ses habitants se réveillent dans de nouveaux costumes, sans se souvenir de leur vie passée (travail, logement, etc). Cette cité aux allures de ville européenne en chantier permanent, est en réalité une expérience menée sur les humains par des extraterrestres.

Une expérience folle qui, à bien des égards, pourrait évoquer le délire collectif et transcontinental ; ce discours incohérent et souvent contradictoire par lequel la métropole se reconfigure sans cesse comme la ville dystopique de Dark City. Elle change de forme durant notre sommeil et nous réattribue une nouvelle identité sociale au réveil.

Car la métropole veut être tout : accueillante, responsable, connectée, agile, productive, créatrice, verte et industrielle, innovante. Elle nous veut mobiles ; elle nous vend plusieurs vies en une. Pour cela, la métropole doit opérer une pacification entre les acteurs historiques de la ville d’avant (politiques, industriels, grands propriétaires, etc.) C’est une condamnation à la paix.

The City & The City, de China Mieville, 2009.

Cécités urbaines volontaires. Ou la planification comme production de points et zones aveugles.

La ville gauche ignore-t-elle vraiment sa droite quand la ville droite ignore sa gauche ? Quand on planifie l’Axe Seine, on ne le fait pas par tronçons mais par strates qui, souvent, s’ignorent ou feignent de s’ignorer. On discute une longue journée d’un Axe Seine Culture (entendez, vélo, fiesta, transports doux, marketing urbain, tourisme, etc.) qui feint d’ignorer l’Axe Seine industrialo-logistique pour lequel on parle infrastructure, société d’économie mixte, exemption d’impôts, réindustrialisation massive. De temps à autre, au détour de l’image d’un camping au pied d’une cimenterie, sur un power-point, la novlangue fait miroiter un rapprochement possible par un tonitruant « explorer la ville intense »...

Ainsi en est-il peut-être de la ville de L'inspecteur Borlù, Bes?el et de la cité voisine d'Ul Qoma. Le problème est que ces deux villes jumelles sont liées par des règles très particulières, que le déroulement de l'intrigue fait découvrir progressivement.

Pour un étranger, ou pour le lecteur qui entame les premières pages du livre, il n'y a pourtant en apparence qu'une seule et unique ville. Jusqu'à ce que quelques indices disséminés ici et là dans le texte laissent entrevoir une réalité tout à fait singulière. Beszel et Ul Qoma sont bien deux entités distinctes, strictement séparées, mais qui occupent le même espace géographique. Deux villes imbriquées l'une dans l'autre, mais chacune possédant ses propres lois, ses autorités, sa monnaie, son écriture ou sa culture. Deux villes dont les habitants ont pour consigne d'ignorer ceux d'à côté, quand bien même ils habiteraient l'immeuble d'en face. C'est ainsi que les citoyens de Beszel « évisent » en permanence ceux d'Ul Qoma, c’est-à-dire qu’ils font abstraction de leur présence physique, et vice-versa. Enfreindre cette règle est la pire des infractions, et entraîne aussitôt l'intervention de la Rupture, la police chargée de faire respecter la stricte séparation existant entre les deux villes.

Ce texte devenu série illustre, creuse, amplifie et démontre la propension des urbanismes, politiques et managements contemporains à faire coexister sur un même territoire des règles et régimes différents appliqués en fonction du statut des individus. Ainsi, sur un chantier métropolitain, vous pourrez à la fois trouver des ouvriers dépendants du droit français et d’autres, « déplacés », dépendants du droit portugais par exemple. Sur un même territoire, des ouvriers vivant à l’année en camping-car, caravane ou camion aménagé, sans droit de vote, et des « navetteurs », habitants les maisons du territoire la nuit et faisant le trajet vers d’autres villes pour travailler le jour. C’est l'idée sous-jacente de Miéville selon laquelle tous les citadins agissent de concert dans l'ignorance des aspects réels de leur ville — les sans-abris, les structures politiques, le monde des affaires ou tout ce qui est « pour les touristes ». Voilà peut-être ce en quoi l’œuvre de Miéville nous parle le plus : nous ignorons l’espace dans lequel on nous faite vivre !

Il en faudrait peu pour qu’on suive comme un haletant roman les déroulements et développements conjoints, voire croisés, des politiques industrielles, urbaines, portuaires et culturelles qui semblent avoir élus comme colonne vertébrale instable et polymorphe la Seine. Il en faudrait peu en effet pour voir ou entendre double tant un même objet (être) prend de noms différents en fonction des objectifs, des circonstances, des publics. Peu pour voir là, non une politique concertée, mais comme une schizophrénie active dans laquelle les êtres-mêmes se dédoublent.

Qu’en est-il enfin quand les mondes fusionnent de nouveau en posant, par exemple, un des refuges périurbains de nos amis de Bruit du Frigo au pied d’une cimenterie ? Pour le storytelling territorial, c’est merveilleux ! Pour China Mieville comme pour nous, ça finit forcément mal.

Metropolis, de Fritz Lang, 1927, et Soleil Vert, de Richard Fleischer, 1973.

Critique analytique et sirènes d’alarme Metropolis annonçait sans ambage les totalitarismes en marche comme Soleil vert annonçait la finitude des ressources planétaires. Cette science-fiction critique fut à même de prédire les cataclysmes à venir. C’est d’elle dont nous désirons nous inspirer en rupture avec une tradition positiviste incarnée par Jules Vernes, basée sur l’alliance entre ingénieurs, banquiers, industriels, nobles et aventuriers. Une science-fiction des bas fonds ou du moins, de l’envers des villes. Pas cet envers à coloniser de nos représentations d’artistes, cet envers qu’on visite en bus à étage comme on visitait je ne sais quelle jungle colonisée à dos d’éléphant. Mais cet envers comme point d’impact et pourtant de résistance au monde et à la ville en train de ce faire. Cet envers que traversait déjà le seul architecte à sauver : David Vincent !

Sommaire du numéro 11
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