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UN NOUVEAU CHAPITRE DE LA MIGRATION DES PEUPLES


Un nouveau chapitre de la migration des peuples

Le 24 février 2022, l’armée russe envahissait l’Ukraine. Ou, comme nous le disons en Russie, elle entamait une « campagne militaire spéciale ». Nous n’avons pas le droit d’utiliser les mots « guerre » ou « agression » pour décrire ce qui se passe actuellement, au risque d’encourir une peine de trois à quinze ans de prison, assortie d'une amende maximale de 1500 euros.

Ce qui se passe aujourd’hui, qui a en réalité commencé en 2014, est une catastrophe européenne. En Ukraine, cette campagne militaire spéciale a causé de nombreuses morts civiles et militaires, la destruction de logements, d’infrastructures et d’industries, ainsi que la migration de plus de 6, 6 millions de réfugiés (selon l’ONU, mai 2022).

Mais voilà qui est intéressant : dès le 24 février 2022, les Russes aussi quittent leur pays – même si, à l’heure actuelle, il est impossible de connaître leur nombre exact. Il ne me reste donc qu’à vous décrire mes souvenirs des premières semaines de cette campagne militaire spéciale.

La Fédération de Russie est une société plurielle et multiculturelle, en ce moment extrêmement atomisée. C'est un territoire immense qui compte environ 200 nationalités et qui donne parfois l’impression d’être composé de mondes distincts qui ne se croisent pas.
Ces mondes s'ignorent pour des raisons culturelles, économiques et politiques.
Suite au 24 février dernier, la confrontation des cultures intérieures russes s’est aggravée.

Plusieurs citoyens de la Fédération de Russie ont été traumatisés par ces actions militaires menées en leur nom.
Bien que les Ukrainiens et les Russes soient des peuples différents, ils partagent un contexte et une histoire forts : la Rus' de Kiev, principauté slave orientale, qui exista de 882 à 1240 sur les territoires actuels de la Biélorussie, la Russie1 et l'Ukraine – et qui constitue la plus ancienne entité politique commune à l'histoire de ces trois États modernes ; l’Empire de Russie ; l'Union soviétique. En somme, des peuples sortis d’un même berceau historique et qui s’influencent de façon profonde.
Selon le recensement de 2010, les Ukrainiens (1, 9 millions de personnes) sont, en nombre, à la troisième position dans la liste des différentes nationalités qui composent la Fédération de Russie, après les Russes (111 millions de personnes) et les Tatars (5, 3 millions de personnes). Mais, contrairement aux Tatars qui sont majoritairement musulmans, les Russes et les Ukrainiens sont principalement orthodoxes.
Donc, pour les Russes, les Ukrainiens sont, probablement au même titre que les Biélorusses, le peuple dont ils se sentent le plus proche2. D’où la vive réaction de la société russe, qui s’est divisée : certains préfèrent se ranger du côté de la position officielle de Moscou tandis que d’autres préfèrent quitter la Russie.

D’après mon expérience personnelle, pendant les premières semaines de la campagne militaire spéciale, il n’était pas rare d’entendre des phrases comme : « Tu restes ou tu pars ? », « Si tu es toujours à Moscou … » Et, de plus en plus, de voir fleurir un peu partout le terme « relokatziya » (de l’anglais « relocation »), désignant la délocalisation de son business et des employés dans un autre pays.

Les gens partent parce qu’ils ont peur : peur du « rideau de fer » pour ceux qui ont intégré la culture et l’économie occidentales ; peur d’une mobilisation générale ; peur de la disparition de certains médicaments suite aux sanctions européennes, etc. Beaucoup se sentent trahis : ils construisaient leurs mondes, ils planifiaient leurs futurs, ils investissaient dans leurs entreprises.
Et, en un instant, tout s’est écroulé. Les Russes craignent pour leur avenir et celui de leurs enfants. Tout ce qui se passe en Ukraine est si inacceptable qu’ils préfèrent se couper de l’État russe.

Bien sûr, ils ne le font pas tous pour des raisons politiques et/ou morales. Certains partent simplement pour conserver un niveau de vie confortable, continuer de consommer les produits habituels, voyager quand et où ils veulent, travailler sans les restrictions imposées par les banques européennes ou russes.

Partir. Mais où ?
Bien que le monde sorte peu à peu de la pandémie de covid-19, passer la frontière n’est pas si simple. Et le nombre de pays accueillant des migrants russes reste limité. La soudaineté et la brutalité de cette catastrophe influencent aussi le choix du pays de destination. Dans cet article, je vous propose d’étudier trois variantes pour quitter la Russie.

VARIANTE 1

Les plus riches, ceux qui ne craignent pas de rejoindre un pays miné par sa propre guerre sans fin, ou encore ceux qui ont déjà leurs papiers prêts pour le rapatriement, se rendent en Israël.

La communauté des Juifs issus de la Russie (de l’Empire de Russie, de l’URSS, de Fédération de Russie) commence à s'y former à partir de 1882 après les pogroms antisémites. On peut distinguer deux étapes historiques importantes de la migration des Juifs de Russie :
- La première grande vague de rapatriement advient entre les années 1967 et 1982 : environ 161 000 personnes arrivent en Israël depuis l’URSS (98 000 personnes ont choisi d’autres pays).
- La deuxième vague a quant à elle lieu de 1989 à 2002 : environ 950 000 personnes arrivent en Israël de territoires post-soviétiques. Ils viennent de Russie, d’Ukraine, de Biélorussie, des pays Baltes, etc. En 1989, en Israël, il n’y avait que 8 000 scientifiques. Mais, dans les années 1989-1998, on compte parmi les nouveaux rapatriés environ 15 000 scientifiques et 100 000 ingénieurs.

Ces nouveaux rapatriés russophones avaient une expérience professionnelle considérable dans des sphères différentes. Le nombre de scientifiques et d'ingénieurs en Israël devient le plus élevé au monde (135 pour 10 000 employés). En raison du coût nettement inférieur de cette main-d'œuvre par rapport aux pays industrialisés, Israël devient un lieu attractif pour les installations de recherche et de production des entreprises occidentales travaillant dans le domaine de la haute technologie.

La hausse des investissements et un potentiel important de main-d'œuvre qualifiée ont accéléré la croissance économique générale de l'État hébreu. En 1997, le FMI inclut Israël dans la catégorie des pays industrialisés. De 2003 à 2010, le nombre de Juifs quittant la Russie pour Israël diminue considérablement. Mais la tendance s’inverse en 2014, suite à l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie. Au cours des quatre années qui suivent, 45 700 Juifs de Russie arrivent en Israël, contre seulement 36 784 entre 2005 et 2015. En 2020 et 2021, malgré la pandémie, environ 14 100 s'y installent. Selon le Président du plus grand collège russophone d’avocats d’Israël, Eli Gerwitz, en février-mars 2022 le nombre de demandes de rapatriements de Juifs de Russie est multiplié par vingt-cinq.

Il faut préciser que la sociologie de ceux qui se manifestent pour obtenir de l’aide juridique a changé. S’il s’agissait auparavant de personnes de la liste Forbes, il s’agit plutôt désormais du haut de la classe moyenne : des spécialistes des technologies de l'information (TI), des scientifiques, des docteurs, des ingénieurs, des artistes.

En 2021-2022, le secteur des TI en Israël souffre d'un déficit sévère de spécialistes. Il y a presque 20 000 postes vacants. Fin mars 2022, le gouvernement israélien annonce une procédure simplifiée d’acquisition du permis de travail pour des spécialistes de TI de la Russie et de l’Ukraine, qu'ils aient ou non des racines juives. En revanche, le Ministère de la Justice de la Fédération de Russie requiert la liquidation de l'Agence juive pour Israël, un organe gouvernemental israélien chargé de l’immigration Juive en Israël.

Officiellement, on accuse l’Agence d'avoir enfreint la loi dans le cadre de ses activités. Officieusement, la raison tient de la fuite des cerveaux.

VARIANTE 2

Pour ceux qui n’auraient pas de racines juives, qui n'auraient pas de passeport ou qui se trouveraient démunis, le Kazakhstan, république de l’ex-URSS, est une option.

Avant 1991, les Russes y étaient le deuxième groupe ethnique le plus présent. Puis, après la chute de l’URSS, 1, 2 millions de Russes partirent du Kazakhstan. De 2000 à 2021, ils furent encore 584 000 à partir. Début 2022, les Russes ne représentent plus que 18 % de la population.

Suite aux événements du 24 février 2022, les Russes commencent à revenir au Kazakhstan pour des raisons diverses : certains dans le cadre du « tourisme bancaire », d’autres pour y vivre. Depuis le début de la campagne militaire spéciale, les Russes ne peuvent plus ni utiliser des applications telles que Google Pay ou Apple Pay, désactivées sur le territoire russe, ni effectuer de virements bancaires avec le système SWIFT (certaines banques russes sont coupées de ce système, d’autres introduisent des frais énormes, d’autres encore décident d’elles-mêmes de ne plus effectuer ces fameux virements SWIFT).

Ces restrictions sont-elles en mesure d'arrêter la campagne militaire spéciale ? La question reste ouverte.

En tout cas, les Russes cherchent des solutions pour les contourner. Et ils en trouvent. Le « tourisme de carte bancaire » en est une : on choisit un pays où ouvrir un compte en banque ; on y fait un voyage, et on revient en Russie avec une carte bancaire avec laquelle payer ses abonnements YouTube, Netflix ou Spotify.

Les Kazakhs, à leur tour, s’inquiètent des sanctions possibles contre leur pays si cette pratique russe prenait trop d’ampleur.

Comparé à la Géorgie, à la Turquie ou à l’Arménie, le nombre de Russes qui arrivent au Kazakhstan pour y vivre et y rester n’est pas aussi important. Comme ce pays a connu une révolte début 2022, peu de Russes y sont allés après le 24 février. Seule chose qu’on observe déjà : la hausse des loyers.

Au mois de juillet 2022, le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, a chargé le gouvernement de créer les conditions pour la relocalisation des entreprises étrangères qui ont quitté la Russie. Il est possible que dans l’avenir le flux migratoire en provenance de Russie augmente.

Mais il faut noter qu’il n’y a pas que des Russes qui quittent la Russie en 2022. Plus de huit millions de travailleurs immigrés de l’Asie Centrale habitent et travaillent en Russie. Dans les conditions actuelles de forte contraction de l'économie russe, ces gens doivent choisir entre rester en Russie, avec des salaires réduits, ou partir. Le Kazakhstan pourrait devenir un nouveau lieu d’arrivée et de travail.

VARIANTE 3

Si on veut se trouver dans un pays avec une économie croissante, dans un environnement confortable, sans barrière de la langue, on peut choisir l’Arménie. Selon le Ministre de l’économie de l’Arménie, de mars à juillet 2022, 30 000 Russes sont arrivés et ont créé plus d'un millier d'entreprises. La plupart de ces migrants sont spécialisés dans le secteur des technologies de l'information. Ce sont non seulement des spécialistes freelance, mais aussi des employés qui travaillent pour des entreprises qui ont décidé de délocaliser leur business et leurs effectifs.

La popularité de l'Arménie parmi les spécialistes des TI s’explique peut-être par le fait qu'en 2015 les autorités locales ont réduit le taux d'imposition sur le revenu des professionnels du secteur informatique à 10 % (les spécialistes d'autres domaines paient 26 % ou plus) et ont exonéré les entreprises informatiques du paiement de l'impôt sur le revenu. De plus, en Arménie, il ne faut qu'un jour pour enregistrer une personne morale (comme une entreprise).

Le flux migratoire a aussi une influence sur le secteur des services. En 2022, la saison touristique en Arménie a débuté au mois de mars, au lieu de mai. L'augmentation du nombre de cafés et de restaurants a ainsi exacerbé la concurrence dans ce secteur. Les Russes apportent leurs habitudes et promeuvent une culture de l'évaluation sur les sites internet, ce qui pousse les Arméniens à adopter cette pratique.

Malheureusement, l’arrivée d'un tel nombre de spécialistes mieux payés et issus d'une culture différente s'accompagne de la gentrification des villes. Les Russes arrivés en Arménie ne prennent pas en compte la spécificité de la culture locale : la pratique de marchandage. Après l’arrivée des Russes, le prix du loyer d’un appartement d'une seule pièce monte de 300 à 1000 dollars, voire plus. Les Arméniens racontent que certains propriétaires d’appartements expulsent de force des Arméniens (les obligeant ainsi à vivre en périphérie de la capitale) pour y installer des Russes plus fortunés. Effet boule de neige : le nombre de migrants russes est tel qu'eux-mêmes quittent la capitale pour s’installer dans la province arménienne. Et les prix augmentent dans le reste du pays.

Le gouvernement arménien essaie tant bien que mal de faire baisser les prix des logements en incitant les propriétaires d’appartements non habités à les remettre en état et sur le marché.

Six mois se sont écoulés depuis le 24 février. À long terme, il est difficile de penser pour l’humanité toutes les conséquences de l'invasion de l'Ukraine. Pour l’instant, on ne peut qu’admettre que le monde va changer. Et l’émigration de ceux qui n’acceptent pas la campagne militaire spéciale jouera un rôle important dans ces métamorphoses mondiales.

Sommaire du numéro 11
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