Menu

SOMMES-NOUS HABITANTS OU COMÉDIENS D’UNE PIECE ÉCRITE PAR D’AUTRES ?


Sommes-nous habitants ou comÉdiens d’une piece Écrite par d’autres ?

La société du spectacle est-elle à ce point arrivée à maturité que l’on peine à discerner ce qui relève de l’action culturelle, architecturale, artistique ou festive, de ce qui relève de la politique territoriale au service de l’économie et de l’industrie ?

« Le récit d’urbanisme, tel que le définissait Bernardo Secchi dans les années 1980, à savoir une rhétorique progressiste et émancipatoire associée aux transformations de la ville, fait place à une simple mise en intrigue des projets urbains, une narration de la ville à venir » (1). Celle-ci se construit désormais autant avec des parpaings et du béton qu’avec des mots et des images.

Il est surtout question aujourd’hui, à l’agenda politique que nous avons décidé d’observer, de bouleversements territoriaux de si grande ampleur qu’il est difficile de continuer de parler de projet urbain ou même de ville. Car il ne s’agit pas moins que du chamboulement d’un territoire de près de 300 kilomètres qui s’étend le long de la Seine, et qui préfigure une mégalopole regroupant Le HAvre, ROuen et PAris (HAROPA) ; une métropole de science-fiction – à l’image de la conurbation du film Demolition Man, dans lequel Los Angeles et San Diego deviennent les deux pôles de la nouvelle et beaucoup plus vaste mégalopole de San Angeles au sud de la Californie (2).

Mais avant même que ce projet ne s’écrive dans la chair du fleuve et de ses berges, c’est dans nos têtes qu’il veut s’édifier. L’action publique des métropoles de Paris, de Rouen et du Havre, à grand renfort d’événements, de rencontres, colloques, ateliers et autres performances in situ, écrivent les récits de la mégalopole qui vient. Des récits élastiques et mouvants, car ceux-ci s’adaptent aux interlocuteurs et changent ; et il n’est pas à notre hauteur de savoir si celui servi aux industriels est plus authentique que celui servi aux habitants.

À pareille échelle, on ne peut plus parler d’architecture ou d’urbanisme de papier ; c’est la politique-même qui nous apparaît fictionnelle : mise en récit de futurs urbains certes, mais également futurs industriels et économiques, qui se répercuteront nécessairement sur nos intimités. Et ces modifications profondes du territoire sont déjà à l’œuvre : agrandissement des ports, villages olympiques, chantiers (hautement accidentogènes) de nouvelles lignes de transport, implantation de nouveaux acteurs industriels (Siemens dans le port du Havre, H2V Industry pour produire de l’hydrogène à Port-Jérôme-Sur-Seine, Eastman et son usine de recyclage de plastiques sur la Zone Industrielle de Port-Jérôme également, etc.) Jamais encore il ne nous avait semblé, sur le territoire qui nous occupe, que la question culturelle et artistique était à ce point mise au service d’ambitions de remaniement géographique, territorial, industriel et politique.

Nous ne sommes pas dupes, ces deux mondes ont toujours été poreux, mais quand sont-ils à ce point entrés dans un ballet d’assujettissement ?

La politique fictionnelle devient ici, pour partie du moins, l’agrégation dans un récit cohérent et désirable de l’ensemble de ces opérations publiques ou privées. Un projet dont l’héroïne est le plus petit dénominateur commun et, en l’occurrence, le dernier couloir logistique qui ne soit pas encore saturé par la marchandise : la Seine.

La culture, en tant que productrice de discours et fabrication festive du consentement, semble vernisser tous les étages de cette nouvelle manière de produire aussi bien la ville que la politique ; ces agiles New Urban Governance et New Public Management, expérimentés par le libéralisme sur les ruines des anciennes cités industrielles et fordistes telles que Sheffield, Moscou ou Roubaix. Mais la fête finie, repartie comme la marée, restent les habitants qui tentent de survivre – plus difficilement encore, comme dépaysés dans leur propre quartier. Car le but ultime, à Roubaix, Marseille ou ailleurs, est peut-être celui-ci : changer la population si elle ne correspond pas à votre projet. C’est ce que me confiait très tranquillement – en aparté – cet ancien membre du jury du programme Capitale européenne de la culture, recyclé en conseiller pour les villes candidates : « Capitale européenne de la culture qui gentrifie... ? Oui, je connais le discours… M’enfin, si on va jusqu’au bout, c’est peut-être pas si mal. Si on n'avait pas gentrifié Marseille, on aurait toujours Gaudin à la Mairie ».

Avec cette omniprésence d’une culture embarquée (comme l’étaient les journalistes pendant la guerre en Irak, c’est-à-dire pris en charge au sein d’une unité militaire quand ils n’étaient pas eux-mêmes en tenue militaire), peut-on encore faire de l’art ? Faire de l’art quand la politique décide d’en faire elle-même ? Faire de l’art quand techniques, façons et méthodes, sont reprises par la communication et le marketing politique, économique et urbain ? Du moins, faire autre chose que de l’art-décoratif pour égayer la fête ou le camp. De l’art-aux-ordres pour organiser avec eux le monde, le territoire et la vie des autres. Peut-on faire de l’art quand le capitalisme métabolise tout et colonise jusqu'à nos intimités ? Avons-nous toujours l’art, afin de ne pas mourir de la vérité ?

Sommaire du numéro 11
--------------------

RETOUR







Nous contacter.

Send Us A Message
Sending...
Your message was sent, thank you!
Contact Information
Adresse

11/13 rue Saint Etienne des Tonneliers
76000 ROUEN
FRANCE

Téléphone

(+33) 2 35 70 40 05