Si la récente prise de conscience écologique semble avoir donné un relatif coup de frein à l’injonction à la mobilité faite aux individus, les in-joncteurs d’hier se rattrapent sur la ville qui bouge (entendez qui se détruit, se reconstruit, se reconfigure) comme le synonyme d’une prospérité heureuse faite d’un productivisme à l’apparence frugale.
Comme dans le chant des chœurs masculins béarnais, l’ensemble des voix semble produire, comme un rêve, une voix supplémentaire qui vous arrive du haut : la voix de l’ange. Le bruit communicationnel additionné aux bruits de la production urbaine et énergétique semble aussi produire sa voix d’ange. Du haut vous tombe dans le crâne la brumeuse esquisse d’une ville qui se rêve ; les mobilités sont devenues douces et, privilégiant la force musculaire, limitent tout de même les distances. Et l’on s’étonne de ce que l’on peut voir et faire dans un rayon de 20 km (aller au boulot en fait partie). À cette mobilité à distance quelque peu contrainte semble répondre le mouvement de la ville même, décomplexé.
Soixante-dix grues ! C’est le compte que dresse un journaliste au-dessus de « la ville aux cents clochers » : Rouen.
Soixante-dix sur plus de quatre-vingt-dix chantiers s’enorgueillit Rouen Normandy Invest, y voyant un évident baromètre d’attractivité. « À #rouen nous ne comptons pas que les clochers... Mais aussi les grues » tweetait en 2017 l’Agence de développement économique de la métropole, signe « d’un territoire qui bouge, qui construit, bâtit. Mais surtout un territoire pour investir #immobilier #ecoquartier #construction. »
Nous voilà un peu au-delà du célèbre « quand le bâtiment va, tout va ». Peu importe ce que l’on construit dans le fond, les grues sont la métonymie de l’argent qui s’investit, se matérialise et, par un mystérieux pouvoir de ruissellement, irrigue son environnement d’une sève de prospérité.
On sait pourtant la pollution engendrée par le secteur du bâtiment. On sait aussi que ceux qui ne polluent pas sont les bâtiments que l’on ne construit pas, fussent-ils écoresponsables, durables, frugaux.
Si le vent fait tourner les éoliennes, les moulinets de bras du secteur du BTP et des agences de conseil font, sans nul doute, tourner l’économie. Peu importe ce que l’on construit, c’est toujours un investissement. Et le sol, un simple minerais à rentabiliser. Peu importe ce que l’on construit, du moins on pourrait l’espérer car la production, à grand frais d’établissements de luxe ou de lieux d’enseignement privé comme le campus de l’Institut Catholique, serait un étrange message envoyé à qui voudrait se faire une idée de la ville de Rouen.
Peu importe, passons. Et interrogeons plutôt ce lien forcené entre faire et défaire la ville, et les promesses de prospérité qui devraient en découler.
Combien de grues dénombrerait-on au-dessus du Grand Paris, des chantiers olympiques ou d’infrastructures qui s’étalent le long de la Seine depuis la capitale jusqu’à la mer ? C’est un territoire entier qui se transforme, mue, meut autour de nous alors que nous devenons de plus en plus immobiles. Nous assistons ainsi, dans les discours, a une inversion de paradigme. Si, il y a peu, on enjoignait les villes à devenir « Métropole » et les individus à devenir mobiles (entendons pour les cadres, mobiles en TGV ou en avion entre les différentes métropoles mondiales ; et, pour les autres, mobiles de chantiers en chantiers en caravanes, camions aménagés et hôtels low-cost, pour construire ces mêmes métropoles et lignes TGV), la tendance semble s’inverser. Aujourd’hui, vous n’avez plus besoin de bouger, ou très peu avec votre petit vélo électrique ; c’est la ville qui bouge autour de vous.
Soixante-dix grues ! Où et quand en ai-je déjà vu autant, à part ces dernières années au dessus de l’éternel chantier qu’est devenu Moscou, la ville mouvante ? Dans la capitale russe, rien ne dure ; l’éphémère est la norme. Il est fréquent de ne plus trouver son restaurant, son bar ou son magasin préféré le lendemain matin. Mieux, ce péril de la disparition est devenu « trendy ». Les mêmes hipsters en voie de ringardisation que ceux que l’on trouve dans nos « quartiers créatifs » se précipitent dans les concept-bars ouverts pour quelques semaines seulement. Les moins noctambules se contenteront de bruncher à la terrasse d’une des occupations temporaires et festives en bois de coffrage du parc Gorki ou d’ailleurs.
La ville entière bouge sous nos pieds et c’est ce qui en fait la valeur. Les prix de l’immobilier s’envolent là où la jeunesse a fait la fête.
Même ici, au royaume du pétrole pas cher, les hipsters circulent en trottinette du brunch au barbier, sous les échafaudages sur lesquels s’affairent les brigades d’ouvriers centre-asiatiques. Car pour faire la ville qui bouge, la « ville-produit » dans laquelle on s’arrache les emplacements, il faut une main d’œuvre agile et docile, qui en un rien de temps reconfigure votre concept-store, ou valorise l’espace de votre tiers-lieu situé à deux pas du nouveau chantier phare d’hôtels, d’universités ou de centres-commerciaux.
Nous y voilà, honteux et lourds comme des menhirs dans la ville qui bouge autour de nous. Heureux d’être suffisamment « creative class » pour y avoir encore une place. Peut-être, à l’image d’un parisien regardant son quartier terrassé par les travaux d’Haussmann, sommes-nous encore un peu sonnés par cette mise en marche de la terre sous nos pieds.