À la fin des grands récits politiques, l’urbanisme a tenté de répondre par de grands projets. À la fin de la ville et du monde fordistes, il a tenté de répondre par de nouveaux modes de gouvernance, inspirés du management privé, et qui donneront lieu, entre autres choses, à l’avènement des métropoles. Désormais, il doit les vendre, les faire croître et concurrencer les autres. Pour cela, il fait appel aux dernières techniques marketing qui brouillent les frontières entre réalité et fiction, et entre libre consentement et manipulation.
Depuis la fin récente du modernisme en urbanisme, le travail d’urbaniste n’est plus le même : on n'invente plus les formes de la ville de demain dans la solitude du cabinet, on ne « gratte plus du calque » non plus. Désormais, on pilote des séances multi-partenariales, on « met au travail » des questions, des catégories, on invite à « s’intéresser ». Puis, on délègue à des agences de communication spécialisées en consultation ou participation citoyenne, ou à des agences de consultation spécialisées en marketing urbain.
Après ? On raconte, on publie, on invite encore : à des visites de chantier, à profiter d’aménagements éphémères qui préfigurent la ville de demain. On redynamise en conviant les habitants aux « fêtes du goût » ou « du ventre » de toutes les villes post-fordistes. On crée des focus sur ce qui marche et qui brille ; sur les endroits qui exemplifient des effets tangibles et rapides. On produit de l’information – ou des formes médiatisables – pour les réseaux sociaux ou les SMS échangés avec des amis.
On instagramise. Et de cette somme – de consultations, d’événements et autres informations – résulte le projet urbain communicable ou, du moins, « ses grandes tendances ». On se plaît à croire qu’il est ainsi plus aisé de rembobiner et/ou changer de direction en cas d’incendie industriel ou de découverte de terres polluées (par exemple). Mais ce n’est finalement pas si simple. Pour le géographe et essayiste Laurent Matthey, ces histoires que l’on nous conte sont là pour aménager l’attente.
Avec lui encore, on peut aller plus loin et penser que cette nouvelle manière de faire la ville a fini de déréaliser et dématérialiser l’action urbaine1. Prend ainsi corps la prophétie des situationnistes : l’urbanisme et la politique spectaculaires substituent une production narrative contrôlée à une production réelle des territoires.
L’urbanisme est désormais une pratique culturelle comme une autre. Et le spectacle en tant que régime est désormais partout. Il est l’eau dans laquelle nous nageons et il compte sur notre épuisement analytique afin de prévenir notre appropriation politique de l’espace public. Pour cela, il emprunte plus que jamais aux mécaniques et techniques du marché tout en prétendant s’y opposer ou constituer et armer des alternatives (durables, responsables, etc.).
C’est le royaume de l’
event, des labels, du
storytelling et du
storydoing. La ville ne produit plus, elle est le produit ; et le territoire, une marque. Sa gouvernance est désormais l’affaire de sociétés d’économie mixte réunissant pouvoirs publics, élus, sociétés privées foncières, commerciales et industrielles. Habitants ou citoyens sont maintenant les participants d’une pièce écrite sans eux, ou presque.
Storytelling. Les mots et la ville :
Rien de vraiment neuf... ? Les mots façonnent la ville autant que les grues et les pelleteuses. Il n’y a qu’à en juger par l’activité éditoriale des collectivités territoriales. Par les scénarios qui accompagnent les nouveaux projets architecturaux et qui, en espace métropolisé, sont souvent portés conjointement par les élus, les architectes et urbanistes, les promoteurs, propriétaires fonciers et industriels.
Ces petites fictions, qui éclosent désormais moins sur les banderoles que sur les réseaux sociaux, semblent promouvoir, en même temps que le projet construit, le modèle social et économique qui s’y épanouira.
Le PUCA & la POPSU (respectivement le Plan Urbanisme Construction Architecture et la Plateforme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines) affirment que l’ère de la concurrence territoriale touche à sa fin et qu’il faut regarder les métropoles comme de bonnes vieilles intercommunalités. Pourtant, le long de la Seine, c’est à une véritable frénésie d’actions, de discours et d’événements, que nous assistons. Ou plutôt, dans laquelle nous nous trouvons malgré nous embarqués.
Et le territoire dans son entier semble devenu mouvant : des travaux du Grand Paris aux soixante-dix grues qui s’affairent au-dessus de Rouen, de l’édification d’écoquartiers morts-nés aux hôtels de luxe, en passant par les programmes infrastructurels et urbains des jeux Olympiques qui reconfigurent Saint-Denis et les chantiers portuaires de Gennevilliers, Limay, Port-Jérôme-Sur-Seine ou Le Havre. Les visages-mêmes semblent devenus interchangeables ; et on nous fait croire que les pollueurs d’hier sont les écolos d’aujourd’hui.
Nous ne sommes plus face à un discours politique monolithique qui se réalise dans la pierre mais face à sa fragmentation en scènes qui, mises bout à bout, finissent par constituer dans le cerveau de l’habitant-spectateur, une histoire à laquelle il pense participer.
Désormais, ce sont les faiseurs de ville post-fordistes qui sont à la manœuvre et font de la ville un produit, un espace dans lequel attirer, comme au supermarché, habitants, créatifs, investisseurs.
À l’instar des prescriptions du new public management, la ville doit fournir satisfaction. Et si elle est devenue foraine, c’est davantage parce qu’elle se pense comme une série d’attractions. Le rôle des bonimenteurs y est désormais central et les communicants et leurs agences semblent parfois prendre la direction des opérations en fournissant des packages comprenant la ville, son programme et ses habitants.
La ville est un produit. Et plus personne ne sursaute quand, lors des 4e Rencontres de l’Axe Seine consacrées à la culture, Anne Gombault, Professeur de comportement organisationnel et de management stratégique, tout juste débarquée de l’avion de Chicago pour structurer la stratégie touristique de Rouen, dit, après avoir parlé de l’importance des mobilités douces et du tourisme durable, qu’il faut créer une marque « Destination Vallée de la Seine. » Elle ajoutera qu’après avoir diversifié et structuré l’offre, il faudra la raconter.
Storydoing. Un urbanisme de l’offre, de la célébration ou de la diversion ?
Mais il semble que cette avant-garde de la stratégie marketing sente déjà le renfermé : raconter ne suffit plus. Pour vendre ou produire de la ville-marchandise ou de la destination-ville, on ne peut plus compter sur l’« identification du client au personnage de l’affiche publicitaire ou de la petite histoire ».
Il faut désormais qu’il participe d’une manière ou d’une autre à sa diffusion et (de manière non-significative) à son élaboration. La rhétorique de l’event commence à tenir lieu de projet d’aménagement.
Dès les premières années du millénaire, les trompettes de la Reconquête sonnaient sur les berges de la Seine. Un obscur dessein nous les avait paraît-il confisquées, annexées. Il était temps de mener une guerre, officiellement sans victime, pour les reprendre et les rendre aux riverains choisis. Sans victime ? Pas tout à fait. Et les projets de rubans bitumés réservés à la promenade ont dû faire place nette en dégageant les occupations souvent mobiles et interlopes des quais : retraités en camping-car, traveller’s, campeurs, forains, etc. - comme notre travail sur la ville mobile nous l’a fait comprendre (cf www.makhnovtchina.org).
Sur ces berges nettoyées se signait la paix des braves entre port, ville, voies navigables de France et SNCF - et plus particulièrement sa nouvelle entité « SNCF immobilier », plus grand propriétaire foncier de France, qui se demandait déjà comment valoriser son patrimoine.
D’évidence, des kilomètres d’allées à poussettes, de pistes cyclables et autres attractions sportives n’y suffiraient pas. Que faire de ces quais, berges et bâtiments portuaires libérés mais aussi désertés ? Comment les convertir à la foi de l’attractivité ?
Après le temps de la « Reconquête » vint alors celui des « Réinventer la Seine » et « Réinventer le Grand Paris », ces appels à projets qui doivent faire de ces délaissés urbains des lieux courus. Le long de la Seine, c’est un chapelet : plans d'eau, bâtiments, terrains, ouvrages... L’appel à projets « Réinventer la Seine » propose, tout le long de l’Axe Seine, des sites à occuper, animer, louer ou acheter à travers la mise en œuvre de projets innovants. Dans la présentation qu’en fait le Pavillon de l’Arsenal, on ne parle pas moins que de « défi lancé à des architectes, entrepreneurs, artistes, d’inventer de nouvelles façons de vivre, de travailler, de se déplacer sur et au bord de l’eau, en s’appuyant sur ces différents sites. L’innovation et le fleuve deviennent ainsi les deux fils rouges pour inventer la métropole du XXIe siècle, de Paris au Havre, en passant par Rouen ».
Les contenus programmatiques deviennent les éléments clefs de ces projets comme autant de réponses à la question : « mais qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ici ? » Car « ici », on ne répond pas à un besoin mais, comme dans le marketing, on le crée, on l’invente. Et c’est une avalanche de propositions inédites qui sentent déjà la standardisation : espaces de
coworking et de
coliving, agriculture urbaine, fablabs et autres tiers-lieux culturels... La fameuse offre différenciante basée sur la recherche de contenus programmatiques émergents.
Et ce que certains décrivent déjà comme le début d’un nouvel âge de la planification donne lieu à d’étranges mariages dans les équipes lauréates. Mariages déjà esquissés dans diverses opérations dites « d’urbanisme temporaire » : architectes, animateurs, exploitants, voire carrément entreprises spécialisées dans l’événementiel.
Ce « nouvel urbanisme » célèbre les visions du futur de ses commanditaires plus qu’il ne répond à des besoins (pourtant nombreux) des territoires.
Pourquoi quelque chose plutôt que rien ?
Dans ces lieux, on hybride. C’est la
french touch incarnée par exemple par l’agence d’architecture (également présentée, selon les occasions, comme collectif) Encore Heureux, lauréate pour le site de la Halle aux poissons du Havre. Un café, un atelier couture, un palais de la gastronomie ou des produits « locaux » ; ce royaume mériterait bien des guillemets mais il leur préfère les slogans, les
punch-lines. Tout est bon pour attirer l’habitant-badot de la fête à la responsabilité écologique. Et la culture est mise à contribution. Elle constitue, au même titre que les huîtres ou le Neufchâtel, un produit d’appel prisé de l’attractivité territoriale. Phénomène très tôt identifié par les équipes d’Édouard Philippe, maire du Havre, dont un collaborateur annonçait clairement la couleur : « La ville veut attirer de jeunes décideurs, la programmation culturelle doit donc répondre aux désirs de leurs épouses ». Les choses ont cependant quelque peu évoluées et, désormais, les festivals de la ville s’adressent aussi aux messieurs. Et pour plus d’efficacité, leur programmation est confiée à des boîtes de communication.
Ainsi, le festival Béton est co-organisé par la revue de musique électronique
Trax et l’agence Bon Esprit, qui met selon ses propres termes « sa créativité au service des
crafts et des marques » et « active des leviers transversaux. En marque blanche ou en amplification media, en digital ou en événementiel ! »
Vous n’avez pas compris ? Le très cool site du festival www.beton.cool est peut-être plus clair :
Béton c’est quoi ?
« MULTIDISCIPLINAIRE, ACCESSIBLE ET CRÉATIF, BÉTON, C’EST LE GRAND RENDEZ-VOUS MUSIQUE, ARCHITECTURE ET FOOD DE LA FIN DE L’ÉTÉ AU HAVRE ! » Ou encore : « Après avoir célébré pendant 2 jours l’architecture et le béton, le festival pose ses ronds de serviettes au marché aux poissons pour goûter aux joies des produits de la mer. »
Comme une publicité, la ville en cours est péremptoire. Elle se clôt, en annulant toute opposition. Comment être contre la fête, la musique, l’écologie, la mer, le terroir, l’emploi, le réemploi ? S’opposer à cela confère à la loi de Brandolini, qui énonce que « la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure à celle nécessaire pour les produire ».
Mais emprunter au marché et au marketing n’est pas sans conséquence ! Et ils finissent par vous coloniser ! Les responsables territoriaux doivent vendre la ville aux investisseurs mais aussi à de nouveaux et meilleurs habitants ! Ces opérations marquent une nouvelle étape vers ce que le marketing appelle le storydoing.
Finie la communication narrative qui n’empruntait qu’à la littérature, la poésie, le cinéma, la photographie ou la peinture ! Place au
storydoing dont l’objectif est de proposer un cadre narratif au consommateur ou au prospect. Et de lui donner une voix pour qu’il commente et poursuive lui-même l’histoire.
Quand il pense revenir de la bourse aux plantes du tiers-lieu de son secteur (voir l’article sur les districts de Milan) avec une bouture, il revient en réalité avec une petite histoire à raconter qui valide une plus large opération territoriale - dont les tiers-lieux sont le point focal. Il s’agit d’un marketing expérientiel : les élus territoriaux perdent une part de maîtrise de leur message mais regagnent en « influence ».
L’idée de gratuité est aussi très importante dans le processus ; une transaction risquerait de briser la proximité psychoaffective. C’est pour cela que les dimensions festives et célébratives sont souvent privilégiées, ainsi que les transactions dans lesquelles les valeurs morales partagées par les deux parties surpassent les valeurs marchandes de la transaction. Ainsi, dans ce
low-commerce de la fête (friperie, brocante, bière artisanale, réemploi), le véritable produit n’est ni la bière, ni la veste de seconde main, mais le lieu même de la transaction, qui met en spectacle un projet de ville, de société ou, plus probablement, un projet de district spécialisé à venir.
En somme, le
storydoing est une participation domptée qui, cependant, laisse l’illusion de liberté aux participants volontaires. C’est une manière de replacer au centre du projet urbain les habitants et les associations, tout en pilotant ce collectif de citoyens. À bien des égards, les expériences telles que Capitale européenne de la culture constituent des laboratoires où cette « nouvelle gouvernance » s’expérimente et se performe.