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DU GOULAG à LA ZONE

L'UNIVERSITÉ D'ÉTAT DE MOSCOU ET SES VOISINS

L'UniversitÉ d'État de Moscou et ses voisins

Dans les années 2000, dans le métro de Moscou, on pouvait lire sur des panneaux publicitaires : « La ville est l'ensemble des dissemblables ». Cette phrase faisait d'une part référence aux habitants et visiteurs de la capitale et d'autre part à la ville elle-même, organisme vivant et évolutif composé de différentes couches – historiques, culturelles, visibles, ignorées – qui se superposent comme une démonstration de viabilité. Plus il y a de couches, moins il y a de risques de désertification du territoire. Des terrains aux fonctions variées se jouxtent et s'influencent. Celui du bâtiment principal de l'Université d'État de Moscou (MGU) et de son voisin est à ce titre exemplaire et présente des oppositions proprement fantastiques.

Fondée en 1755 à côté du Kremlin, l'Université d'État de Moscou apparaît dès la fin du XVIIIe siècle trop petite pour accueillir l'ensemble des étudiants. Son transfert est alors envisagé sur la « Colline des Moineaux » (son emplacement actuel). Deux arguments principaux sont avancés concernant le choix de ce terrain : le prix, beaucoup moins élevé qu'en centre-ville, et son histoire, puisque c'est ici que fut fondée, au milieu du XVIIe siècle, la première école russe, où étaient enseignées la grammaire, les langues slaves, latines et grecques, la rhétorique et la philosophie.

Pourtant, ce déplacement de l'Université fut abandonné et on préféra construire un nouveau bâtiment à côté de l'immeuble existant.

Voilà toute entière l'histoire qui préside au destin de ce site du XVIIe siècle à nos jours : une longue suite de demandes adressées aux souverains, de Catherine II à Vladimir Poutine.

Pendant les bombardements de 1941-42, l'Université d'État de Moscou, composée alors de vingt-deux bâtiments, s'effondre sous les yeux des Moscovites et il n'est pas rare qu'un plafond s'écroule en plein cours. La question d'un nouveau bâtiment se pose encore une fois.

En 1947, on envisage la construction de huit gratte-ciel à Moscou. L'un d'eux doit justement être construit sur la « Colline des Moineaux » – rebaptisée « Monts Lénine » de 1935 à 1999 – mais est destiné à accueillir un hôtel et des logements. En 1948, le Président de l'Université demande à Staline qu'un des gratte-ciel en construction accueille l'Université d'État de Moscou. Malgré les oppositions du Comité de la ville et du Conseil municipal de Moscou, qui souhaitaient que l'Université soit construite de manière horizontale afin de développer un village universitaire, Staline décide finalement que le nouveau bâtiment de l'Université serait construit sous forme de gratte-ciel. Peu à peu, le projet sur les « Monts Lénine » se transforme en véritable projet de nouvel ensemble de l'Université.

Au milieu du XXe siècle, les « Monts Lénine » étaient entourés de villages : Ramenki, Davydkovo, Nikolskoye, Troparevo, etc. Les 240 mètres du gratte-ciel de l'Université, symboles des succès de l'URSS en matière de mécanisation et d'industrialisation, se sont retrouvés à proximité de vieilles bicoques en bois.

La juxtaposition des mondes

Dans l’Union soviétique, deux pratiques liées aux chantiers importants étaient répandues. La première consistait à embaucher des étudiants_; nombreux sont ceux, par exemple, ayant participé à la construction du métro de Moscou ou à celle de la centrale hydroélectrique du Dniepr. De fait, l’édification d’un équipement si important pour le pays attira un nombre important d’étudiants passionnés. L’autre pratique très courante était le recours au travail forcé.

Dans le contexte de déficit de main-d'œuvre des années 1920 et 1930 et, à l'aune du développement brutal du pays, le gouvernement soviétique trouve une solution : utiliser des camps de concentration non seulement pour anéantir « des éléments étrangers de par leur classe sociale », mais aussi pour obtenir de la main-d'œuvre gratuite que l'on peut exploiter jusqu'à sa mort.

En décembre 1947, à côté du futur chantier de l'Université, on ouvre un camp de travail qui fonctionnera jusqu'en novembre 1952. Ce camp se divise en plusieurs secteurs dispersés entre 1 et 3 kilomètres autour du chantier, offrant à la vue des villageois la marche des travailleurs forcés qui s'y rendaient. Sur le plan de Moscou de 1950-1952, on peut voir des terrains clôturés renfermant des bâtiments à proximité de l'Université. En outre, fait remarquable de ce chantier, l'un des secteurs du camp de travail se trouvait directement dans l'immeuble principal de l'Université.

Créé en octobre 1951 et nommé « Vysotny » (qui pourrait se traduire par « de grande hauteur »), il se trouvait au 23e niveau du bâtiment. Ses 368 détenus (dont 208 femmes) avaient pour mission de construire tous les étages depuis le vingt-quatrième jusqu'au trentième.

Sur les plans de Moscou de 1957 et de 1959, on peut voir le projet de développement du territoire près de l'Université. En face de l'ensemble universitaire, il y a un parc énorme d'environ 250 ha. Mais sur le plan de 1961, ce parc n'est plus visible. On peut supposer que cette disparition est due à une voie ferrée construite pour fournir le chantier de l'Université en matériaux. À la fin du chantier, la voie ferrée n'est pourtant pas démontée et le trafic ferroviaire y fut régulier jusqu'au début des années 1990. Sur les plans des années 1960 à 1980, on peut voir une zone industrielle juste en face de l'Université. Et il est clair que cette ZI a provoqué la désertification du territoire avoisinant : le terrain vague près de la station de métro Ouniversitet, la friche urbaine aux alentours de la voie ferrée, la barrière grise le long de la route menant à l'Université.

Mais la nature a horreur du vide. Cela concerne la nature de la ville au même titre que la nature biologique. Et si les autorités de la ville ne s'occupent pas des territoires abandonnés, des habitants eux-mêmes commencent à s'approprier ces terrains. À la fin des années 1960, des résidents du quartier décident de nettoyer toute la zone afin de pouvoir y stationner leurs voitures : c'est la naissance de la plus grande cité de garages de Moscou – comme si elle voulait être à la hauteur de son voisin universitaire.
Sur un plan de Moscou datant de 1964, on peut voir l'espace industriel sur lequel se développera par la suite la cité de garages. Celle-ci est baptisée « Shanghai » par les habitants du quartier.
Grâce aux images satellites, on peut suivre le développement de cet organisme. Sur une image satellite de 1984, on voit sa structure formée. Mais il faudra attendre 1987 pour la voir apparaître sur le plan officiel de Moscou.

Cette cité de garages est une construction sauvage. Mais, le 20 mars 1991 (soit 9 mois avant la chute de l'URSS), le Conseil des députés du peuple du district décide de mettre à l'amende les propriétaires de ces garages même s'il les laisse utiliser le terrain. Les propriétaires reçoivent alors un document officiel autorisant l'occupation, document à l'aide duquel ils tenteront de se prémunir face aux destructions de 2015 et 2019. Cependant, l'autorisation stipule que la démolition des garages devra se faire à leur charge en cas d'implantation de nouveaux bâtiments.

Suite à l'effondrement de l'URSS et jusqu'en 2015, les pouvoirs de Moscou et l'Université d'État de Moscou fonctionnent sans prêter attention à ce drôle de voisin.
La cité de garages « Shanghai » grandit et se développe jusqu'à devenir un espace mythique. Certains Moscovites la décrivent comme le quartier le plus dangereux de la ville. De nombreuses légendes circulent à son propos_: toutes les voitures volées de la capitale finiraient ici ; « Shanghai » abriterait une cité souterraine, secrète. Cette ville dans la ville, avec des cafés, des bains, des services de réparation de voitures, des ateliers, des habitations – toutes les activités possibles, condensées dans des garages – continue à exister et s'étendre jusqu'à ce que, à son tour, l'Université se développe et entraîne la destruction de « Shanghai ».

En 1993, le Gouvernement de Moscou attribue à l'Université un terrain de 135 ha pour la construction de nouveaux bâtiments : bibliothèque, ensemble sportif, bâtiments dédiés aux sciences et, surtout, un « business parc scientifique », à la fois objet de recherche et de production.

Cependant, l'Université doit trouver des financements par elle-même. Elle décide de profiter du terrain et signe des contrats d'investissement pour que des promoteurs construisent des complexes résidentiels sur certaines parcelles. Elle peut ainsi décider d'y loger ses professeurs ou de procéder à la vente afin de payer le promoteur qui construira les futurs bâtiments nécessaires à son développement (résidences étudiantes par exemple). Ainsi, l'Université perd 33,4 ha et acquiert un certain nombre d'appartements (l'Université ne donne pas d'information sur le nombre exact d'appartements en sa possession ni sur leur utilisation), une bibliothèque (mise en exploitation en 2004), deux bâtiments dédiés à l'enseignement (mis en exploitation en 2007 et en 2012), un pensionnat et une résidence universitaire (mis en exploitation en 2016), ainsi qu'un centre hospitalier universitaire (mis en exploitation pour les étudiants en 2008 et pour les patients en 2013). La voie ferrée et la zone industrielle disparaissent complètement en 2007 et laissent place à des ensembles d'habitation et de bâtiments universitaires.

En 2013, le Président de l'Université adresse à Vladimir Poutine un courrier lui demandant de soutenir un projet ambitieux : créer un parc scientifique et technologique nommé « La vallée universitaire sur la colline des Moineaux ».

En 2015, les pelleteuses roulent sur « Shanghai » et une partie des garages est détruite. La mairie promet aux propriétaires une compensation mais très peu reçoivent les sommes promises. Ils se plaignent également de ne pas avoir eu la possibilité de récupérer leurs affaires. En mars 2016 sont détruits environ mille garages… Mais suite à leur destruction, rien ne se passe. Cela s’explique sans doute par l’absence d’un projet clair : en 2016, les limites du terrain ne sont même pas déterminées. Et parmi les différentes propositions de plan masse (plan présentant l’occupation du site par les bâtiments), l’une d’elles épargne la quasi-intégralité de la cité de garages.

En 2017, la loi sur les centres de technologie et de recherche est votée. Sa première version provoque un conflit entre l’Université et le gouvernement puisqu'elle stipule que le projet doit être développé et contrôlé, non pas par l'Université, mais par une société de gestion. Après une discussion publique, la loi est réécrite. Cette deuxième version prévoit la création d'une fondation qui gérerait la terre, les biens, l’infrastructure, attirerait des financements et définirait le fonctionnement de la vallée. La loi prévoit aussi la création d’un régime juridique spécial : le Gouvernement de Moscou ne pourra pas intervenir dans le fonctionnement de la vallée et les entreprises implantées dans cette zone obtiendront la réduction à taux zéro des impôts sur les bénéfices et de la TVA pendant les 10 premières années d'activité. De même, le remboursement des frais de douane pourra attirer des spécialistes étrangers selon une procédure consulaire simplifiée.

La plus grande cité de garages de Moscou est finalement devenue une zone économique spéciale.

En 2018, la démolition de « Shanghai » reprend. Les propriétaires de garages affirment qu’ils n’obtiennent pas de compensation et que les ouvriers ne présentent pas les papiers officiels de démolition. Le territoire est bouclé par la police antiémeute, les habitants sont obligés de forcer la haie de soldats pour récupérer leurs affaires. Les propriétaires – parmi lesquels il y a des membres du Service fédéral de sécurité, de la Direction générale des renseignements de l'État-Major des forces armées, de la police des frontières – se sentent impuissants. Certains mettent eux-mêmes le feu à leur(s) garage(s) par vengeance.

Officiellement, la construction de la vallée commence le 19 novembre 2019 (plus d’un an après la démolition de « Shanghai ») : on érige une stèle qui affiche ce qui va être construit sur ces ruines. Mais jusqu’en décembre 2020, rien ne se passe. L’Université d'État de Moscou y a cependant créé un nouvel espace : une énorme décharge de débris de construction.

En octobre 2020 (un an après la proclamation du début de construction de la vallée), l'Institut du Plan général de Moscou lance un appel d’offres pour le projet des bâtiments d'enseignement de la vallée. Il s'agit d’une parcelle de terre de 17,57 ha. Au mois de décembre, le terrain commence à être nettoyé. Fin janvier 2021, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, pose la première pierre du futur bâtiment « Lomonosov ».

Vladimir Poutine ordonne la mise en exploitation du centre de technologie et de recherche « La colline des Moineaux » pour 2025. Projet assez irréaliste devant l'absence totale d'une vision claire et d'ensemble concernant le développement du territoire.

À partir de 1949, l'Université d'État de Moscou influence et redéfinit l'espace voisin sur lequel, par interventionnisme ou laisser-faire, se sont successivement développées des zones à régime souvent spécial ou exceptionnel (goulag, cité de garages, ZES). On ne peut qu’imaginer comment cet espace fonctionnera quand le gigantesque ensemble de la vallée technologique sera édifié et son statut de zone économique spéciale visiblement opérant.

Sommaire du numéro 10
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