DÉCEMBRE 2024
RÉ-HABI(LI)TER
Tout commençait comme un film à réaliser sur ce qui allait être détruit: Moïse, un foyer de travailleurs migrants construit à Rouen en 1969 par l’architecte Robert Génermont.
Mais chaque rush, chaque plan, disait autre chose : le présent d’un foyer qui refuse de mourir.
Ça commençait comme un film sur la disparition.
C’est aujourd’hui un chantier de réhabilitation.
Un opéra.
Il commence ainsi : « Jusqu'aux sous-sols, on le murmure : la réhabilitation de Moïse a commencé ! »
Car si réhabiliter signifie « mettre un terme aux soupçons, critiques, mépris dont quelque chose ou quelqu'un faisait l'objet en prouvant officiellement qu'il mérite de nouveau confiance et estime d'autrui », alors, depuis le mois de mai 2023, geste après geste, nous réhabilitons ce lieu.
Nous le réhabilitons en affirmant sa valeur patrimoniale.
En le parcourant et le commentant avec 100 témoins.
En en restaurant, preuves à l’appui, la vérité historique.
Celle de sa mosquée et de son mihrab, que l’architecte a inscrit sur les plans ; et qui a été inaugurée par le premier Président mauritanien, Moktar Ould Daddah, en 1969 ; révélant sa haute valeur œcuménique et diplomatique puisqu’elle répond à la construction de la cathédrale Saint-Joseph de Nouakchott, en terre islamique de Mauritanie.
En en révélant les programmes distincts d’hébergement et d’accueil d’usagers extérieurs qui expliquent la partition de l’édifice en deux bâtiments.
En filmant sans cesse la vie dont le foyer est l’écrin : les mariages, les condoléances, les réunions de villages pour lesquelles on vient du Havre ou Vernon, parfois de Paris. Ces cuisines collectives qui structurent le commun et la solidarité intergénérationnelle. Cet art de vivre qui « commence à la cuillère, et finit à la statue », ce patrimoine immatériel.
Mais si réhabiliter, c’est aussi rendre de nouveau habile, alors, depuis le mois de mai 2023, nous ré-habilitons les espaces et les hommes.
Nous réhabilitons le bar en y discutant, buvant et mangeant ; en y donnant rendez-vous aux amis, à « l’extérieur », au quartier, à la ville-même.
Nous réhabilitons la salle TV en y diffusant de nouveaux films et sons.
Nous réhabilitons la bibliothèque en y organisant des workshops.
Nous réhabilitons le restaurant en y organisant un banquet.
Nous le réhabilitons encore en y invitant une Philosophe qui interroge le foyer comme espace de l’expérience politique première : celle de la recherche des multiples et meilleures formes de la co-habitation.
Nous nous réhabilitons aussi, à cinquante hôtes et convives, nous rendant habiles à manier ces concepts, à éloigner le foyer de la grille pauvre et tranchante de l’hébergement et du logement dans laquelle les autorités tentent de le maintenir contre la vérité historique.
Enfin, si réhabiliter c’est rendre quelqu’un « apte à accomplir un acte, une action », en ce mois de novembre 2024, nous nous sommes réhabilités.
À cinquante, usager.e.s, résidents ou non, africains ou pas, nous avons repris la charge de la maintenance et du soin de ce lieu abandonné au pourrissement qui, à coup sûr, alimente les imaginaires inquiets et suspicieux ; mais surtout, construit mille raisons sécuritaires ou sanitaires d’expulser les hommes qui y vivent.
Avec l’aide d’un réseau d’entrepreneurs et d’artisans, nous nous sommes rendus de nouveau aptes à soigner, réparer, nettoyer, désinfecter. Rendre l’espace digne et, demain, rendre la cuisine apte à alimenter les banquets à venir, les ateliers à produire, la bibliothèque et la salle de classe à fonctionner. Se réhabiliter, c’est échapper au chantage qui ne propose que de choisir entre expulsion et acceptation de l’indignité.
Nous nous réhabilitons aussi à penser les futurs du lieu en réunions de chantiers thématiques. Pour, pièce après pièce, de la chromie au règlement intérieur, en passant par les accès pour personnes à mobilité réduite ou la question de l’amiante, dessiner le Foyer de demain.
Nos chantiers en cours sont bien plus grands que ceux de la démolition-reconstruction proposée. Nous ne saurions les engager et les penser seuls : c’est un réseau local, national et international, d’architectes, designers, juristes, ingénieurs, chercheurs et artistes, metteurs en scène, auteurs, structures d’enseignement ou culturelles, qui se tisse autour du Foyer Moïse.
Ce que nous entamons est un chantier universel qui fait dialoguer mille façons de réhabiliter. C’est une œuvre totale. Un opéra constructif qui fait face aux pelleteuses, gardiennes d’un honneur politique qui doit être bien fragile pour se croire désavoué quand l’évidence du soin s’oppose à son désir de destruction.
C’est la culture contre le déni, le culte contre l’inculte, l’art contre le bulldozer.
Un texte de Stany Cambot pour Echelle Inconnue,
Décembre 2024