"Où"    Le corps cartographié.
 


 

" Tu sais, un tatouage, c'est pas n'importe quoi, c'est une pensée ! "

Voici la réponse que fit un des résidents à la proposition incongrue de travailler sur le tatouage comme carte à même le corps. Dans les semaines qui suivirent, des bras enluminés de volutes bleues se posaient sur une table couverte de papier blanc, sur laquelle s'inscrivait au feutre noir l'histoire qu'ils dictaient : " Algérie 1959, près de la frontière tunisienne, un trèfle à quatre feuilles tatoué au noir de fumée, un porte-bonheur ", " Algérie 1959, près de la frontière tunisienne, l'étoile du nord qui nous surveillait toutes les nuits (noir de fumée) ". Au fil des semaines, la collection s'agrandissait. Bientôt, treize bras, deux poignets, trois épaules et deux cuisses commençaient à dessiner une carte polyphonique des guerres (Indochine, Algérie, Liban…), des prisons (Bonne Nouvelle, Loos les Lilles, Dieppe, Laval…), de la rue (à Rouen, à Paris, à Laval…), du cirque, de la musique, des femmes…

Travailler ici sur les tatouages signifie aussi quitter un cliché romantique, éviter de tomber dans une esthétisation du corps qui subit, du corps en souffrance. C'est prendre pour point de départ un acte volontaire, celui d'inscrire quelque chose dans sa chair, quelque chose aux antipodes du modèle choisi sur catalogue chez un tatoueur. Au-delà du symbolisme, c'est autre chose qui reste à jamais gravé dans la chair et qui fait sens : l'ami décédé qui n'a pas eu le temps de révéler la signification du tatouage qu'il a réalisé. Au travers de la technique, c'est aussi parfois le lieu même qui entre sous la peau : en prison, l'encre de chine étant interdite - le tatouage aussi d'ailleurs - le colorant est obtenu à partir de la fumée dégagée lors de la combustion du plastique des pieds de tabouret (par exemple), mélangée ensuite à de l'eau savonneuse.

Le rouge du cœur tatoué à la forteresse de Loos les Lilles a été obtenu en broyant une brique, brique avec laquelle les détenus devaient tous les matins ériger le mur qu'ils allaient démonter le soir venu. Le tatouage devient lui-même le lieu, passé et présent, quelque chose de l'ordre du temps aggadique séjourne sous l'épiderme. A l'endroit du cœur rouge, sur la peau c'est tous les jours que se monte et se démonte le mur de briques de la forteresse de Loos les Lilles.

Voilà pourquoi nous avons décidé cette prise d'assaut. Prise d'assaut ? Dépôt d'offrandes peut-être… devant ce qui ce soir-là devenait le lieu d'un hommage particulier au corps mis en spectacle. Il s'agissait simplement d'une nouvelle tentative pour faire sens dans la ville. Présenter, ici et ce soir, l'image du corps telle qu'elle s'élabore pour nous au fil du travail, c'était voir quelle réalité peut naître de la friction du corps cartographié et du corps de ballet.

 


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